Entretien réalisé par courriel entre le 31 août et le 8 septembre 2015.

 

Laurent Lussier : Pour commencer cette discussion, Clément, je voudrais soulever la question du jeu de mot. Pourquoi est-ce qu’il y a tous ces jeux de mots dans Tailleurs d’histoires ?

 

Clément de Gaulejac : Eustache a une nouvelle blague depuis cet été. Après une plaisanterie particulièrement vaseuse, il dit d’une manière appuyée « C’est un calembour ». Il ne la fait plus trop depuis que je la lui emprunte, en prenant mon accent de vieil académicien gaulliste. Il trouve que c’est moins bien, mais rit quand même pour me faire plaisir.
On dit qu’il n’y a pas de nécessité entre la chose et la forme du mot qui la désigne. Entre le mot chaussette et la pièce de linge qu’on met au pied, par exemple, il n’y aurait qu’une succession de hasards étymologiques. Pourtant, cela fait 13 ans que je vis au Québec et le mot bas ne me vient qu’en second. Malgré la contingence, une forme de sédimentation finit par avoir lieu et la relation du mot à la chose se fige, donnant l’impression qu’elle est parfaitement adéquate, aussi incontestable qu’un faux souvenir induit par une photographie. Les ressorts poétiques de cette adéquation sont comme des cadeaux sous mon sapin. Olivier Cadiot dit qu’il faut fuir les métaphores, qu’elles sont «  comme des chiens-loups qui nous poursuivent dans la forêt ». Dans cette forêt-là, les jeux de mots sont des champignons – dont on sait qu’on les trouve plutôt qu’on les cultive – : certain sont toxiques (ils disent n’importe quoi), la plupart sans intérêt (il ne disent rien) et quelques-uns très précieux qui nous disent quelque chose qu’on ne savait pas déjà.

 

Laurent Lussier : Alors tu as délibérément mis dans ton livre trois types de champignons :  délicieux, poisons, sans usage culinaire. Il me semble que la particularité de ce projet, c’est ton ouverture d’esprit dans la cueillette, parce que tu utilises assez généreusement des jeux de mots qui ne disent rien ou qui disent n’importe quoi. En pensant aux livres d’emblèmes, dont Tailleurs d’histoires est un lointain descendant, je me disais que les jeux de mots fonctionnaient comme des rimes et permettaient d’accrocher des morceaux disparates. En même temps, ils introduisent un humour plein d’une qualité rare et risquée dans ce genre de travail : l’innocuité.

 

Clément de Gaulejac : C’est vrai que j’ai tendance à bien sabler les arrêtes, à effacer mes traces comme le lieutenant Blueberry dans la vallée de la mort. Mais en même temps je crois que le livre tout entier est un flirt avec le poison. D’ailleurs le mot poison est présent deux fois dans le livre, à quelques pages d’intervalle. Cette répétition n’est pas voulue. Si on s’en était rendu compte, on l’aurait évitée. Cette tension entre l’innocuité et la toxicité est le point d’équilibre dialectique de chacun des emblèmes du livre, son principe actif. L’interprétation que l’on en fera est une opération équivalente au dosage en pharmacie.
Tu as raison pour les rimes : c’est l’autre mode d’organisation du livre, son arbitraire. Des rimes visuelles entre les mots et les images. J’aime jouer à changer le sens d’un dessin rien qu’en changeant les mots qui l’accompagnent. C’est toujours les mots qui gagnent, mais en même temps la résistance de l’image est fascinante. L’image ne veut rien dire mais attend désespérément qu’on la parle. Elle reste boudeuse jusqu’à ce que survienne le mot juste.

 

Laurent Lussier : En plus d’avoir des modes d’organisation, c’est un livre qui est aussi régulièrement en mode désorganisation. Toutes les règles qu’on croît fixes sont contredites une fois, même deux fois. Ça crée des petits évènements : le dessin déborde, t’as pas mis d’article, le titre change sur la seconde page. Ça aurait pu être un livre oulipien qui suit rigoureusement ses propres règles, mais c’est pas ça.

 

Clément de Gaulejac : Je n’ai jamais construit de trains électriques, mais j’imagine que c’est un peu le même problème. Le principe moteur de la construction c’est la tension vers ce moment forcément sublime ou le train va se mettre à tourner. Et puis il se met  à tourner et le constructeur se rend compte qu’il n’a pas besoin de rester là pour compter les tours. En même temps je dis ça, mais je pourrais rester des heures devant une fontaine à regarder l’eau couler… L’impression que donne le livre de ne pas suivre ses propres règles vient probablement du fait que je les invente au fur et à mesure et les utilise rétroactivement. En fait j’ai l’impression que faire un livre c’est rechercher en le faisant les règles sur lesquelles il fonctionne. Une fois qu’on les a trouvées, le livre est (presque) terminé.

 

Laurent Lussier : Tom Zé a une très bonne chanson dont le refrain est « je suis lumineux / pour aveugler / je deviens aveugle / pour pouvoir guider », un énoncé qui décrit aussi très bien ton livre. Si j’avais quelque chose à rajouter dans le livre, j’y mettrais l’emblème du Royaume des aveugles (dans lequel, selon un proverbe horrifiant, les handicapés visuels sont dominés par des cyclopes). 

 

Clément de Gaulejac : Quand j’étais enfant, on disait que pour observer une éclipse sans s’abimer les yeux, il fallait la regarder à travers un petit trou d’épingle dans une carte d’affaires. Il est heureux que ce conseil débile n’ait pas transformé en cyclope toute une génération de petits banlieusards, mais ce qui m’étonne le plus dans l’anecdote, c’est la présence de l’élément carte d’affaires. La raison sociale brandie comme talisman pour canaliser les assauts furieux de l’astre solaire. Il y a quelque chose de très emblématique là-dedans, non?

 

Laurent Lussier : Comme on dit : pour changer de perspective, demandez à un borgne.

 

 

 

la mauvaise tête

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