par Jimmy Beaulieu

Il serait curieux que j’accorde au cinéma une supériorité formelle sur la bande dessinée. Je crois très fort au pouvoir d’évocation de l’image fixe et à la fécondité de la lecture multifacette exigée par mon médium de prédilection. Cela dit, j’estime avoir appris plus du cinéma que de la bande dessinée. Je crois que j’ai passé ma vie à recréer l’effet qu’a eu Pierrot le fou sur moi, une nuit où ça passait à Télé-Québec quand j’avais quinze ans. Le mélange d’étrangeté, de beauté, de fougue, d’idées et de romantisme avait eu sur moi un effet déflagratoire qui n’est pas sans rappeler la fin du film. Un peu plus tard, Woody Allen m’a appris que ma vie, notamment mes histoires avec mes béguins et copines, était digne d’être racontée. Et plus récemment, Jess Franco m’a autorisé à être aussi abstrait, musical et dégénéré que je le souhaitais dans mes livres.

 

Le monde du cinéma comprend tout simplement un plus grand nombre d’œuvres marquantes, mais je crois que ce décalage est attribuable non pas à un avantage formel, mais plutôt à l’avance du septième art sur le neuvième en matière de critique. Il existe une riche histoire de la critique de la bande dessinée, mais rien de comparable à celle du cinéma.

 

J’ai l’impression que, grâce à la vague de cinéphilie pointue qui a fleuri à la mi-temps du vingtième siècle, le malentendu du divertissement qui gangrène nos deux médiums a été attaqué avec grand succès. Aujourd’hui, l’idée qu’il existe un cinéma d’art et d’essai a probablement rejoint la majorité des cerveaux, tandis qu’en bande dessinée, de timides brèches ont été faites vers la fin des années soixante, mais il a fallu attendre les années zéro-zéro pour que ce travail commence à changer un peu les perceptions.

 

J’ai l’impression que les cinéastes ont volontiers accepté cette émancipation intellectuelle et y ont participé, alors que la vaste majorité des Grands Anciens de la bande dessinée y ont résisté en noyant le discours dans un épais potage d’humilité. Que ce soit en entrevue ou dans le travail même, il fallait veiller à ce que l’invention formelle et l’expression intime (pôles principaux de ce qui constitue pour moi une œuvre… disons importante) soient vues comme des déclinaisons discrètes du souci du travail bien fait plutôt que le cœur du travail.

 

Il faut dire qu’il existait alors une réelle possibilité de gagner sa vie avec le feuilleton pour enfants, et c’est principalement dans ce domaine que les auteurs ont œuvré (alors qu’a priori, rien ne prédispose la bande dessinée à se cantonner aux livres pour enfants). Le grand public s’est donc mis à confondre le ton en surface de la majorité de la production avec la nature même du médium. Quand cette lucrative possibilité a commencé à battre de l’aile, la proportion avant-garde/divertissement/enfants/adulte est devenue «normale», c’est-à-dire équivalente à celle du cinéma ou de la littérature, mais le public a tardé à ajuster sa vision à la nouvelle réalité.

 

Le lien que je tisse entre la perception du public et la relative maturité du médium a un petit air de raccourci de bouffon, mais je me dis qu’en conséquence, quelqu’un qui a de belles choses à raconter, d’une manière novatrice, pensera plus facilement au cinéma qu’à la bande dessinée.

 

Les auteurs capables de réaliser de grands livres se lassent peut-être aussi du cortège infini d’humiliations infantilisantes qui font partie du métier : être toujours attendu comme un joyeux drille, être présenté avec des mots démoralisants comme «bédéiste», avec abus d’onomatopées «funées», de musique de films d’Astérix, de jeux de mots avec «bulle», de photos la tête encadrée d’une crisse de bulle… [pause exaspérée]. Le glamour du cinéma est un peu plus séduisant, mettons.

 

J’avais pourtant appris à vivre avec le malentendu du divertissement. Ces dernières années, je considérais que la lutte contre tout ça était vaine ; je me concentrais sur les avantages du côté marginal, défricheur, aventurier clandestin, dissident qui vient avec la pratique d’un art mésestimé. Cette notion m’est fortement revenue en tête récemment, lorsque le parti libéral a annoncé (entre autres propos philistins de ce gouvernement) la fermeture possible des conservatoires de musique et d’art dramatique en région, comme si on ne pouvait plus se payer le luxe de l’art. On est loin du « Then what are we fighting for ? » de Churchill. Je me suis demandé si, nous, les artistes, on se battait assez fort contre ces notions de divertissement, de « plaisir de lecture » et toutes ces sornettes. Ce qu’on fait n’a rien d’un luxe dispensable. Nous travaillons à ajouter de la beauté dans ce monde qui nous crache tous les jours tant de laideur au visage. Nous travaillons à donner du sens à l’existence, à ennoblir l’expérience humaine, à appendre à la goûter mieux, surtout pas à s’en échapper. Viarge!

 

 

Originellement paru dans la revue 24 images

 

 

la mauvaise tête

Le malentendu