par Ariane Dénommé

Je fais de la bande dessinée pour aimer le monde, le réel. J’aspire à l’aimer le plus consciemment possible, dans tout ce qu’il a de banal, de vaguement minable, de joli-sans-plus, d’accidentellement grandiose. Et c’est le cinéma, surtout, qui m’a révélé ce qu’il y a de puissant et bouleversant dans l’art qui cherche à saisir la réalité. Dans une entrevue au sujet de L’enfant, l’un des frères Dardenne raconte comment une scène entrevue dans la rue – une fille, très jeune et seule, pousse avec violence une poussette sur le trottoir – est à l’origine du récit de ce film. Cette scène, qui n’est même pas une anecdote, ne se retrouve pas dans L’enfant, mais tout ce qu’elle renferme apparaît clairement dès les premières minutes du film alors que l’on voit une fille, un bébé serré contre elle, téléphoner, arpenter le bord d’une autoroute, courir entre les voitures pour traverser une rue, pour finalement retrouver le père de l’enfant.

 

Plusieurs éléments dans le cinéma des Dardenne dénotent leur parti pris pour le réel : l’absence de musique, le tournage en extérieur, le jeu des acteurs, les sujets, souvent de nature sociale, mais celui qui me frappe davantage est le choix de ne pas sublimer, ni dans les plans ni dans le montage, la matière qu’ils filment. Ils ne s’attardent pas sur les ciels gris, ne cadrent pas soigneusement leur protagoniste pour en faire ressortir la solitude, n’esthétisent pas les lieux, souvent pauvres, où se déroule l’action de leur film pour les rendre plus poétiques ou dramatiques.

 

C’est ce que je tente de faire en bande dessinée. Les contraintes liées à ce médium sont toutefois bien différentes de celles du cinéma, la question du « réalisme » se pose tout autrement. Je ne travaille pas avec une matière concrète (le corps des acteurs, la lumière naturelle, le son ambiant), mais avec le dessin, qui, par sa nature même, constitue une mise en forme du réel. Un dessin « réaliste » n’est en fait qu’un dessin qui suit une série de codes préétablis : justesse des proportions et de la perspective, multiplication des détails, vraisemblance des décors et des costumes. Comment rendre alors le réel ? C’est dans l’enchaînement des cases, et non à l’échelle du dessin même, que cela se joue pour moi. Plus précisément, je cherche à aplatir le récit, à mettre sur un même plan les éléments importants et le bruit ambiant, à reproduire d’une certaine manière la façon dont nous regardons le monde. Dans cette perspective, la case en soi n’est pas très importante. J’ai donc peu d’intérêt pour la composition de cases parfaites au dessin raffiné. En fait, je défends l’idée que l’on peut, avec des cases presque plates, parfois insignifiantes, des cases qui s’enfargent dans la banalité du quotidien, construire un récit qui, lui, est tragique.

 

Je ne tiens pas ici à défendre une esthétique du terne, ou du trivial, mais plutôt à souligner l’importance, pour rendre le réel, de s’attarder au bruit ambiant, aux accidents, à tout ce qui entoure le récit principal, et qui, sans y participer directement, contribue à le rendre dense et vivant. Je crois aussi que le fait de ne pas trop organiser ce chaos, en choisissant de faire l’ellipse des relations entre ces différents fragments de réel et en se contentant de les juxtaposer, contribue à la relation du lecteur avec l’œuvre et ses personnages. En effet, sans empathie, sans désir de comprendre ce que l’on voit, le bruit demeure du bruit. C’est le lecteur qui donne du sens à ce personnage entrevu par la fenêtre, à cette main qui se gratte l’épaule, à cet éclat de rire. Par exemple, dans la scène du magasin général dans Mon oncle Antoine, les personnages non parlants (qui font leurs achats de Noël, discutent sans qu’on les entende, ou regardent juste quelque chose) participent autant au récit que ceux au premier plan. Ils contribuent à évoquer le village, ce qu’est la vie des habitants, éclairent le comportement des personnages principaux, laissent voir ce que pourrait être leur futur, ce qu’a été leur passé. Mais sans un spectateur empathique, ouvert, il n’y a là que des petites messieurs et des petites dames qui font leurs emplettes.

 

L’art qui s’attache à rendre le réel nous renvoie donc à notre propre façon de regarder le monde. Michel Brault, Ken Loach ou les frères Dardenne aiment certainement le monde qu’ils filment. Ils l’aiment parce qu’ils l’observent sans chercher à en sublimer la nature en tentant de le faire correspondre à un idéal, et qu’ils ne cherchent pas non plus à imposer une seule lecture (même s’il y a toujours un certain angle) et laissent au spectateur la tâche de s’ouvrir à ce qui lui est présenté, de s’ouvrir au réel.

 

 

 

 

Originellement paru dans la revue 24 images

 

 

la mauvaise tête

Le petit tragique du grand réel